Publié le :
02/10/2025 14:34:12
Catégories :
General
Avez-vous déjà perçu une odeur d’écurie / étable, de cuir mouillé, de sueur animale, voire des notes dites médicinales à la dégustation d’un vin ? Il s’agit très certainement de ce que l’on appelle le goût de Brett, l’un des défauts du vin les plus redoutés. Celui-ci est lié à une levure spécifique : Brettanomyces bruxellensis.
Présente naturellement dans la vigne, le chai ou les barriques, elle s’installe discrètement et transforme les arômes du vin par la production de phénols volatils. À petites doses, certains y voient une touche de complexité un peu rustique. Mais au-delà d’un certain seuil, ces goûts phénolés prennent le dessus. Et les Bretts deviennent alors un vrai problème.
Je vous propose de découvrir tout ce qu’il faut savoir sur les bretts dans ce petit guide complet.
Brettanomyces bruxellensis fut découverte en 1904 par N. Hjelte Claussen à la brasserie Carlsberg (Danemark). C’est lui qui inventa son nom, littéralement « champignon de la brasserie britannique », en référence à son rôle dans les bières anglaises de garde, où elle apportait un caractère vineux recherché.
Elle appartient au genre Brettanomyces qui comprend 9 espèces différentes, parmi lesquelles B. intermedius, B. lambicus, B. anomalus, B. custersianus, B. naardenensis ou encore B. nanus.
Cette levure se distingue des Saccharomyces, responsables de la fermentation alcoolique, par sa physiologie particulière : elle est capable de fermenter même dans des conditions très pauvres, et présente un comportement atypique appelé « Custers effect » (fermentation inhibée en anaérobie).
On retrouve naturellement Brettanomyces bruxellensis sur la pruine du raisin, dans les barriques en bois ou encore dans les recoins mal nettoyés d’un chai.
La présence de Brett n’est pas rare, et n’est pas forcément synonyme de défaut absolu. À dose infime, elle peut renforcer l’impression épicée d’un vin. Mais dès que la production de phénols dépasse les seuils sensoriels, les arômes du cépage et du terroir sont altérés.
Son mode d’action consiste à transformer des précurseurs présents dans le vin en plusieurs familles de molécules odorantes, dont les phénols volatils. Ces molécules, par nature odorantes et perceptibles à très faibles concentrations, sont responsables des notes typiques dites « phénolées » :
La transformation donne aussi des acides (acide isovalérique, odeur rance), des aldéhydes (notes plastiques, caoutchouc), des alcools (floraux) et des esters. Le « goût de Brett » résulte donc d’un mélange complexe de composés, et pas seulement des phénols.
Brettanomyces s’installe surtout dans la cave et les barriques : le bois constitue un refuge idéal, car il est impossible à stériliser et contient du cellobiose, un sucre produit lors du bousinage, dont les levures se nourrissent grâce à leurenzyme β-glucosidase. Ce caractère explique pourquoi les fûts neufs peuvent parfois héberger des populations encore plus importantes que les vieux.
Et tout le problème est que Brettanomyces peut continuer à se développer même après la mise en bouteille, ce qui peut rendre le vin instable pour le vieillissement.
Au nez, le goût de Brett se manifeste par un éventail d’odeurs reconnaissables :
Comme expliqué plus haut, ces arômes proviennent principalement des phénols volatils produits par la levure, en particulier le 4-éthyl-phénol et le 4-éthyl-gaïacol. Dans le vin, ils se combinent avec d’autres composés issus de Brettanomyces (esters, acides gras volatils, tétrahydropyridines) pour donner un éventail aromatique très large.
Leur intensité dépend de la concentration des molécules, mais aussi de la sensibilité des dégustateurs. Certains y seront extrêmement sensibles, d’autres beaucoup moins.
En bouche, le goût de Brett altère aussi la texture :
Attention toutefois aux confusions avec d’autres défauts du vin, comme :
La levure Brettanomyces bruxellensis n’a besoin que de peu de nutriments pour se développer. Opportuniste, elle profite des faiblesses du vin ou du travail au chai pour se multiplier. Voici un bref récapitulatif des conditions favorables à son développement :
Et puis il y a aussi des types de vins plus exposés que d’autres au goût de Brett :
Comme souvent, l’approche la plus efficace (et souvent la moins coûteuse) pour les vignerons est la prévention. Car une fois que la levure Brettanomyces a produit ses phénols volatils, il s’avère quasi impossible d’effacer totalement l’empreinte laissée dans le vin. On parle de prophylaxie : celle-ci ne vise pas à éliminer totalement la levure, mais à la maintenir sous le seuil où elle devient perceptible.
L’hygiène du chai et du matériel est la priorité. Chaque recoin d’une cave est un potentiel foyer si l’entretien est négligé. Le grand nettoyage pré-vendanges est un pré-requis indispensable : cuves, barriques, tuyaux, pompes, robinets, joints, pressoir, égrappoir, fouloir… mais aussi les sols, rigoles d’évacuation et murs.
Le second risque a lieu après l’accueil de la vendange, au moment des fermentations. Dans l’idéal, elles devraient est franches et rapides. Une fermentation alcoolique qui traîne, un délai trop long avant la malo-lactique, ou la présence de sucres résiduels (dès 0,3 g/L) créent des conditions possibles pour le développement des Bretts.
En parallèle, il faut maîtriser la gestion du SO₂. Seule la fraction active assure une protection réelle contreBrettanomyces, et des teneurs insuffisantes laissent le champ libre à la levure. Des apports mal dosés, à l’inverse, peuvent ralentir les fermentations et augmenter le risque.
Le niveau de pH joue également un rôle important : plus il est élevé, plus l’efficacité du soufre diminue. Par exemple, à pH 3,30, il faut environ 16 mg/L de SO₂ libre pour bloquer les bretts, alors qu’à pH 3,75, il en faut 45 mg/L.
Enfin, le troisième levier prophylactique est la maîtrise de l’élevage. L’utilisation de fûts de chêne, la présence de lies et l’apport d’oxygène sont autant de facteurs qui, mal contrôlés, facilitent l’implantation de Brettanomyces. Par exemple, si un vin contaminé est utilisé pour ouiller toutes les barriques, toute la cave peut être infectée.
La température de la cave a aussi un impact : une réduction de seulement 5 à 10°C peut limiter fortement la croissance, mais au prix d’un ralentissement du vieillissement et de la polymérisation des tanins.
À noter que la croissance des bretts suit souvent une courbe en cloche : les populations atteignent un pic 6 à 10 mois après la mise en fût, puis déclinent lorsque le substrat s’épuise. Cela signifie que le moment choisi pour les soutirages, les ouillages et les assemblages peut faire toute la différence entre un vin stable et un vin contaminé.
La prophylaxie réduit considérablement le risque des bretts, mais elle peut ne pas suffire. Les vigneron·nes ont donc tendance à surveiller l’évolution microbiologique des vins avec leur laboratoire partenaire. Les analyses, notamment par PCR, permettent de quantifier la population des levures Brettanomyces et d’évaluer leur évolution. Et si tel est le cas, plus la détection est précoce, plus les solutions sont efficaces et économiquement viables.
Il existe aussi l’OAD Brett’Less®, un outil d’aide à la décision développé par la Chambre d’Agriculture de la Gironde. Il est conçu pour les vigneron·nes afin de leur permettre de suivre et d’anticiper le développement des levures Brettanomyces. Il croise en temps réel les données du chai (pratiques œnologiques, conditions d’élevage, paramètres analytiques…) pour établir un niveau de risque Brett cuve par cuve. L’objectif est d’identifier les lots sensibles au moment opportun, avant que la production de phénols volatils ne devienne perceptible.
Lorsque Brettanomyces s’est déjà installé et que la contamination est avérée, il reste possible d’agir. Il n’y aura pas de miracle, à savoir la disparition des levures. Mais on va alors tenter de limiter l’impact sensoriel ou de stopper la progression.
Méthode |
Principe |
Efficacité |
Limites / Précautions |
Chitosan |
• Polysaccharide issu du mycélium d’Aspergillus niger. |
Contaminations faibles à modérées |
• Brassage complet de la cuve indispensable pour l’homogénéité. |
DMDC (Velcorin) |
• Stérilisant chimique (diméthyl dicarbonate). • Détruit efficacement Brettanomyces et autres levures au moment de la mise en bouteille. |
Très efficace, même juste avant le conditionnement |
• Produit toxique nécessitant un équipement spécialisé. • Coût élevé, réservé aux grandes structures. • Non adapté aux petits producteurs et rarement utilisé en vins rouges de garde. |
Flash pasteurisation |
• Chauffage rapide du vin (jusqu’à 75 °C) puis refroidissement. |
Contaminations fortes |
• Non autorisée en vinification biologique (RCE 203/2012, évolution possible). |
Filtration tangentielle |
Séparation mécanique des micro-organismes à travers des membranes filtrantes. |
Contaminations faibles à modérées |
• Moins efficace sur des cas lourds. Les cellules peuvent passer sous 0,45 µm. |
Traitements physiques |
• Couplage nanofiltration + charbon actif. |
Efficacité notable même sur phénols déjà produits |
• Interdit en vinification biologique. |
Techniques de masquage |
Collages, utilisation du bois (lactone de whisky), travail sur la structure tannique pour atténuer l’impact sensoriel. |
Utilisées lorsque l’élimination est impossible ou partielle |
• Ne traitent pas la cause microbiologique. |
J’aimerais attirer votre attention sur un cas célèbre, relaté dans l’article « Understanding Brettanomyces » (Tom Ostler). L’auteur y rapporte un cas frappant ayant eu lieu en mars 1994. La Cornell University Agricultural Research Station de Geneva (NYSAES, New York State Agricultural Experiment Station) accueille alors le 23ᵉ atelier annuel de l’industrie vinicole de New York.
Durant un atelier, 4 vins sont dégustés et comparés :
Le grand Bordeaux, pourtant plus « bretté » avec un très haut niveau de 4-éthyl-phénol (15 800 ng/ml), a quand même été noté 92/100 par Wine Spectator.
Les goûts et les couleurs, vous savez… il y a toujours une bonne part de subjectivité. Et tout le monde n’a pas forcément la même perception, ni le même bagage culturel. Dans une étude sur 105 consommateurs, il a été observé que les novices en dégustation se montraient plus tolérants vis-à-vis des vins brettés, tandis que les experts ou professionnels de l’industrie donnaient systématiquement des notes plus basses. Toutefois :
Et plusieurs études montrent aussi des différences d’acceptation selon l’origine du vin. En Europe (Vieux Monde), la Brett peut être acceptée, voire valorisée (par ex. dans certains Bordeaux ou Rhône). En Nouvelle-Zélande et dans le Nouveau Monde, il est perçu comme un défaut absolu (« abomination ») (Having a drink with awkward Brett: Brettanomyces, taste(s) and wine/markets, Nikolai Siimes, 2023).
Il faut aussi rappeler que dans d’autres boissons fermentées, comme dans les lambics et geuzes belges, ce sont précisément ces notes « brettées » qui font partie de la typicité recherchée. Là où le vigneron cherche à éliminer les bretts, le brasseur traditionnel l’encourage.
Le goût de Brett reste l’un des grands débats de l’œnologie. Défaut rédhibitoire ou nuance de complexité, il témoigne surtout de la richesse des fermentations et du rôle des levures dans la construction des arômes d’un vin.
Je pense pour ma part que mettre côte à côte un vin « net » et un vin marqué par les bretts est l’exercice le plus formateur qui soit. On comprend alors immédiatement la frontière ténue entre complexité et déviation.
Quel est votre avis sur le sujet ? Avez-vous une expérience à partager en commentaire ? Et pourquoi pas à organiser une dégustation entre amis passionnés, ici en Belgique avec Wines of Earth, pour découvrir ces arômes complexes ?